Mary Picone

Les épidémies virales dans le cinéma japonais: un imaginaire vraisemblant? PARTIE 1

Les épidémies virales dans le cinéma japonais: un imaginaire vraisemblant?

En plein confinement, dépourvue de mon terrain au Japon ainsi que de l’accès aux bibliothèques, j’ai réagi au désarroi ambiant en tentant d’analyser quelques exemples d’une source encore accessible: les films. Depuis l’apparition de Godzilla à l’écran (1954) la représentation de désastres fictifs en tout genre constitue une partie importante de la production cinématographique de l’archipel. Aux destructions causées par des bêtes colossales ou des monstres mécaniques s’est ajoutée une variante peu examinée: les histoires d’épidémies virales entendues dans le sens le plus large. On verra que la frontière entre les fictions, adaptées successivement sous forme de romans, manga, films, anime, et les événements réels est bien plus perméable qu’on ne le croit.

En tant qu’anthropologue japonisante ayant travaillé surtout sur les films fantastiques, ni historienne ni virologue, je ne peux que donner quelques pistes que d’autres pourront creuser. 

Une pandémie vraisemblable

Certains films présentent des pandémies vraisemblables attribuées à des technologies hors de contrôle, aux effets des irradiations suite à des expériences cachées ou aux déversements dans l’environnement de produits hyper-toxiques ou, plus récemment, au franchissement de barrières entre hommes et animaux. Pandemic (titre originaire Kansen rettô ou 'L'Archipel infecté') réalisé en 2009 par Zeze Takehisa, est un exemple relativement récent de ce genre. Comme d'autres il ne se termine pas avec une solution providentielle; les survivants ne s’en sortent pas avec un vaccin, une mutation du virus ou autre deus ex machina. En outre il ne recourt pas à une révélation quasiment standardisé, au moins depuis les décennies de la guerre froide: le virus a été créé aux États-Unis sous l’égide de militaires dévoyés ou de scientifiques terroristes (voir par exemple des films plus anciens tels que 'Virus', titre originaire Fukkatsu no hi, datant de 1974). Outre cette explication passe-partout -encore récemment évoquée par le gouvernement chinois- les films apocalyptiques  (presque toujours des séries B ou même C)  déplacent souvent la responsabilité du désastre sur d’autres planètes et les virus déclencheurs proviennent de l’espace.

Mais ces récits d'origines sont-ils vraiment un cliché? Le développement d’armes biologiques, d’après des textes sérieux trouvés lors de banales recherches en ligne, semble être un danger bien plus réel que je n’avais cru. La quantité de films ou séries auxquels j’ai eu accès récemment a été limitée entre autres par la situation sanitaire mais je n’ai pas trouvé de fictions cinématographiques montrant de recherches sur les virus dangereux conduites par des laboratoires japonais.

Bien que la sombre période du militarisme japonais ait utilisé la virologie de manière très néfaste notamment avec des expériences sur des prisonniers de guerre ou sur la population colonisée en Chine, de grands progrès dans ce domaine avaient eu lieu dès les années 1890 grâce à Kitasato Shibasaburô, fondateur de l’Institut pour l’étude des maladies infectieuses de Tokyo.

 Zeze Takehisa a écrit le scénario de Pandemic à partir d'un manga éponyme, paru en 2008. Inspiré par l’épidémie du SARS, le coronavirus qui a tué plus de 700 personnes en 2003, la bande-dessinée vraisemblable déplace l’action au Japon. En réalité la très grande majorité des malades se trouvaient en Chine, plus quelques cas ailleurs en Asie, par exemple au Vietnam. L’OMS n'a signalé aucun cas au Japon. Cependant, la «pandémie» apparaît limitée à l’archipel, une situation impossible dans la vie réelle. Au fond – malgré quelques invraisemblances – grâce à ses recherches, l’auteur du manga a anticipé de peu la survenue de la pandémie de la grippe H1N1 en 2009.

Pandemic peut être vu comme un de ces drames médicaux qu’affectionne le public japonais, situé dans un hôpital municipal de Tokyo et peuplé par des personnages-types de médecins et de virologues : le gentil empathique, la fonctionnaire de l’OMS plus attachée à l’épidémiologie qu’aux patients, le médecin de terrain isolé avec une mission humanitaire, etc. La recherche de l'origine du virus est une des clé de l'intrigue. Inutile de dire qu'il provient de l’étranger. Sa propagation est très rapide et la mortalité, estimée à 60%, est illustrée par le nombre de morts, toujours en hausse, affichée périodiquement à l’écran.  Respectant la vraisemblance, les chercheurs ciblent d'abord un élevage de poulets, se focalisant sur une grippe aviaire. Cette explication est diffusée aussitôt par les médias suivie par l’identification facile de boucs expiatoires. Dans un crescendo horriblement réalisé dans la situation actuelle on voit les critiques des politiques hospitalières et le manque de matériel médical tel que les respirateurs, la panique avec la fuite des villes, enfin la difficulté à disposer des cadavres. Les similarités incluent jusqu’aux essais thérapeutiques sur des patients en phase terminale par des transfusions sanguines depuis des malades guéris, donc pourvus d’anticorps.

Vers la fin, ignorant les avis officiels, deux des protagonistes parviennent à remonter à la source: un petit pays imaginaire d’Asie du Sud-Est où, exploitant les autochtones, on élève des crevettes exclusivement pour le marché japonais. La transmission du virus au Japon été effectué lors du bref – et totalement idiot – retour au pays d’un médecin humanitaire pris par le désir subit de revoir sa fille. Ce médecin, parangon d’altruisme, avait longtemps aidé les travailleurs emprisonnés sur une île par une entreprise d’aquaculture ultra-intensive. Cependant la cause ultime de l’épidémie se révèle être la transmission aux insulaires d’un coronavirus infectant les chauve-souris locales. Cette possibilité avait été un des scénarios réellement envisagés depuis longtemps par des instituts de contrôle des maladies infectieuses mais,  comme nous savons maintenant, les gouvernements néo-libéraux n’ont eu de cesse de diminuer les subventions de ces instituts ou de supprimer le financement des recherches scientifiques.


À l’évidence les virus, plus petits que les bactéries et identifiés plus tardivement, sont difficiles à représenter au cinéma. Une fois appréhendés par les scientifiques on capture leurs images à travers le microscope électronique. Apparaissent alors des formes variées – ovales papillonnantes ou sphères pulsatiles, etc. – tandis que les symptômes des mourants sont évoqués en métonymie par des gouttes de sang sortant des yeux ou de la bouche. Les virus hémorragiques particulièrement létaux, dont Ebola, ont marqué durablement toute matérialisation fictive des pires épidémies.

Les Épidémies imaginaires de la science-fiction japonaise: les zombies et l’actualisation des images des morts infectés

'Kansen'  veut dire à la fois infection et contagion. Ces deux notions étaient très proches, voir indifférenciées, même dans la médecine européenne prémoderne. Avant l'adoption de la médecine occidentale, pour la médecine sino-japonaise la contagion était liée à une série de facteurs très complexes, à la fois individuels (entre autres la date de naissance dans le cycle sexagésimal du calendrier, le ‘poison hérité de la mère’) et saisonniers.

Les processus de contagion imaginaire sont le fait de la malveillance d’extraterrestres ou d'organisations occultes, de sectes transnationales, ou de la fureur irraisonnée de morts vivants cannibales. Je n’aime pas les films de zombies mais je le décris ici parce que on attribue souvent leur sinistre métamorphose à une épidémie virale. Les anime ne se privent pas d’exploiter ce filon, souvent en accentuant l’aspect science-fiction.  Au moins six ont été réalisés entre 2009 et 2018.

Une vaste série de produits multimédia, Resident Evil (titre japonais Biohazard, 1996-2020), peut être considérée une variante du genre. Créé par des concepteurs de jeux vidéo nippons elle se fonde sur la fabrication et la diffusion d’un nombre sidérant de virus pour assurer le pouvoir absolu d’une entreprise maléfique. Il en résulte divers types de zombies ou quasi zombies. Cependant les personnages comme les milieux où ils évoluent sont tous occidentaux.

Je n’ai pas trouvé de spécificités culturelles japonaises immédiatement identifiables dans la représentation de ces créatures. On peut remarquer que bon nombre de ces films concernent des jeunes filles, caractéristique illustrée dans un des plus déjantés et déplaisants: Stacy (2001). Dans un futur proche un virus zombifiant attaque toutes les filles du Japon âgée entre 15 et 17 ans. Elles acceptent leur destin avec allégresse, en demandant d’être tuées une deuxième fois pour éviter la zombification. Voici la bande annonce :

Parfois les rôles s’inversent et d’autres jeunes filles deviennent des tueuses de zombies. L’essentiel est d’assouvir la fixation érotique nationale sur cette classe d’âge. Toutefois quelques spectateurs – et encore plus de spectatrices – se sont désormais emparés de ces personnages. Depuis une dizaine d’années, dans un reversement carnavalesque des rôles sociaux pendant les fêtes de Halloween, les foules de travestissements déambulant dans les rues de Tokyo comprennent souvent des médecins et des infirmières zombifiés.

Malgré le peu d’enthousiasme des critiques pour ce genre, deux films récents ont réussi à s’imposer: I am a Hero (Ai amu a hirô), de Sato Shinsuke (2015), adaptation d'un manga éponyme, et One Cut of the Dead  (Kamera wo tomeruna!) de Ueda Shin’ichirô (2017). Le premier est centré sur la transformation d’un auteur de manga raté en héros sauveur de l’humanité assiégée par les morts vivants. Le film ne traite pas la cause de l’apparition du virus en question. Le manga par contre explique qu’il fait partie d’un plan d’invasion de la terre par des extraterrestres visant à asservir l’humanité en unissant les consciences dans un «esprit de ruche». Peu après paraît un autre succès surprise : One Cut of the Dead (Kamera wo tomeruna!) de Ueda Shin’ichirô, spoiler comédie où un metteur en scène tyrannique et sans le sou résiste à une attaque de vrais zombies au cours du tournage d’un film de série B. Accessoirement, une légende urbaine rapporte que l’infestation dérive d’expériences militaires américaines effectuées autrefois sur le lieu du tournage, une usine abandonnée. Au troisième acte on découvre que le scénario est une méta-méta-réflexion sur ce genre de fiction.

À l’évidence, les protagonistes des intrigues centrées sur les grandes épidémies ne peuvent qu’être scientifiques chercheurs de remèdes et soignants ou malades à guérir, se divisant à leur tour entre personnages pathétiques identifiés comme familiers ou proches et une masse indifférenciée d’agonisants, puis de cadavres abandonnés. Les zombies constituent une variante de cette dernière catégorie, des malades ‘guéris’ dont on ne peut pas se débarrasser et qui, de surcroît, se muent en cannibales. Leur augmentation exponentielle et leur caractère anonyme sont le plus souvent un élément essentiel de ces films. On sait que George Romero, le doyen du genre s’en est servi comme métaphore pour critiquer divers aspects de la société américaine des années 70 et 80. Si, comme exercice sociologique, on transposait l'interprétation du sens de ces masses chancelantes mais inexorables à la société japonaise pré-COVID, quelles hypothèses pourrait-on proposer?

1.   Ils sont un reflet des foules immenses et conformes que les citadins croisent tous les jours dans les transports en commun

2.   Ils sont des migrants étrangers, foule fantasmée parce que leur nombre réel est limité,  homogénéisés par leur altérité même.

3.   Ils sont les ruraux et provinciaux ayant quitté les campagnes pour les grandes villes et leurs environs.

4.   Ils sont les vieux et les handicapés, les dépendants, dont le taux – le plus élevé au monde – ne cesse de croître.

5.   Ils sont les morts, toujours plus nombreux, dont le familiers doivent s’occuper avec des rites longs et chers, un problème amplifié par le manque de place dans les cimetières hors de prix

L'augmentation des ces groupes est crainte également dans les autres sociétés post-industrielles mais au Japon elle est nettement plus visible et plus étendue.

Si on reste dans l’événementiel contemporain, on voit bien que l’identification des jeunes avec les zombies, à la fois morts et malades, est en partie une critique de la société japonaise mais reste essentiellement ludique et limitée dans le temps.  On pourrait le rapprocher avec le goût pour les histoires de 'monstres' yôkai de l'époque dit d'Edo (XVII -mi XIX siècle).

Il existe d’autres similarités avec l’imaginaire du passé. Au vu de l’audience internationale des films de zombies on ne peut que supposer que la menace constituée par une masse indifférenciée de morts affecte toutes les sociétés, bien que dans les pays bouddhiques d’Asie les représentations de malemorts ainsi que les rites qu’on y célèbre pour eux soient encore très présents, notamment dans la religiosité populaire. Au Japon on s’inquiète à propos des morts ‘sans affiliation’, c’est à dire sans descendants, oubliés ou dépourvus de sépultures. D’ordinaire, hors débats doctrinaires, cette catégorie comprend aussi ceux qui tombent dans le 'royaume des démons affamés’(gaki). Sur les rouleaux peints du moyen âge ces êtres apparaissent en foules faméliques entourant constamment les vivants.


Néanmoins les démons affamés diffèrent des morts zombies actuels puisqu’ils sont invisibles et leur état posthume est la punition de leurs transgressions morales.

Pour beaucoup de Japonais, encore aujourd’hui, la cause de malheurs ou maladies peut être parfois attribuée aux catégories incertaines de ces morts en peine. Ceux qui succombent dans une épidémie sont dépourvus de rites et ne peuvent qu’en faire partie. Les funérailles au mieux limitées octroyées aux corps contaminés créeront chez beaucoup un malaise tels les cadavres irradiés après la catastrophe de Fukushima. Malgré l’identification momentanée avec les morts de certains jeunes avant la pandémie je doute qu’on se travestira en zombie, encore moins dans la variante médecin ou infirmière, au prochain Halloween. Le malaise latent vis-à vis du retour, même circonscrit, des morts deviendra-t-il insoutenable avec la propagation actuelle du virus? Au cinéma les massacres de malades-zombies paraissent toujours absolument justifiées, et il est presque inévitable qu’on éprouve une crainte instinctive vis-à vis de d’une masse de porteurs de virus mortels.

En attendant, découvrez les autres articles de Mary Picone :

-Le Réenchantement de l'avortement au Japon, dans Embryon personne et parenté, textes prés; par Enric Porqueres i Gené et Séverine Mathieu, Editions d l'EHESS, sous presse

-Haunted Sites: Where to Visit Ghosts According to Written or Filmed Collections of Personal Experiences", dans Fantômes dans l'Extrême-Orient d'hier et d'aujourd'hui (tome 2), textes prés.Vincent Durand-Dastès et M. Laureillard Presses de l’INALCO, 2017 à découvrir ici

Fantômes dans l'Extrême-Orient d'hier et d'aujourd'hui (tome 2)

-'Un invariant culturel 'unique au Japon', l'amour de la nature dérivé du Shinto : des idéologues des années 30 aux films de Miyazaki Hayao', dans Traditions en devenir, Cahiers de la société des études euro-asiatiques, textes prés. Yves Yadé, L'Harmattan, 2013

-'Les fantômes japonais au fil des pages et de la vie' dans Histoires de Fantômes et de revenants, prés. par B. Dupaigne, Société des Etudes Euroasiatiques, L'Harmattan, 2012

-'Suicide and the Afterlife: Popular Religion and the Standardisation of 'Culture' in Japan', 'Culture, Medecine and Psychiatry', 36(2) June 2012

-'Ombres japonaises : l'illusion dans les contes de revenants (1685-1989)' L'Homme 117 XXXI (1) 1991 en ligne

-Overlooked in Life, Invisibile in Death, the Problem of Unclaimed Bodies in Japan', 4 eme congrès du Reseau Asie Pacifique 2011, publié en ligne, 2011

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